Knowledge is a deadly friend when no one sets the rules. The fate of all mankind I see is in the hands of fools. King Crimson - Epitaph (1969)

Le lancer de pompes

Écrit par Paul Renard. Publié dans Humeurs du moment

joseherbert

 

 

L'Instituteur Impertinent José Herbert n'est jamais en panne d'inspiration... Comme en témoigne cette petite histoire qu'il vient de m'envoyer : "Le lancer de pompes", parfaitement en adéquation avec l'actualité du moment...

          

  Il faut se méfier des étiquettes censées informer le consommateur avide de bonnes affaires et de rapport qualité prix au-dessus de tout soupçon. Mounir, marchand de chaussures, sur un marché, avait affiché à l’appui d’une belle collection de chaussures, sur un étal, la mention « 6 euros pour une, 10 euros les deux ». Il parlait de paires, évidemment, mais l’étiquette était placée de telle façon que l’on pouvait légitimement penser qu’il vendait ses chaussures à l’unité. Je m’approchai de l’étal et dit au vendeur :

            - Je vous en prends une, celle-là.

            Avec un sourire de satisfaction, car les temps sont durs pour les petits commerçants, il se saisit de la paire sélectionnée, ainsi que de la boîte où normalement elle devait loger.

            - Non monsieur, dis-je, je vous en prends une, c’est-à-dire une chaussure, la droite, à 6 euros, comme indiqué sur votre carton.

            - Mais monsieur, pour le même prix, je vous offre les deux, la droite et la gauche, de toute façon, c’est vendu par deux, vous avez bien deux pieds.

            - Oui, j’ai deux pieds, comme vous voyez, mais seule la chaussure droite m’intéresse. Voulez-vous savoir pourquoi ?

            - Euh, oui !

            - J’ai acheté la même paire l’année dernière, et seule la droite est usée, la gauche est comme neuve. Que voulez-vous que j’en fasse si vous me la donnez ? Je sais, j’ai un défaut dans la marche, mais c’est comme ça. L’époque n’est plus au gaspillage, vous en conviendrez.

            - Oui, j’en conviens, mais c’est pareil pour moi, que voulez-vous que je fasse de la chaussure gauche ?

            - Vendez-la.

            - A qui ? Vous croyez que les unijambistes courent les rues ?

            - Mais enfin monsieur, admettez que remplacer deux chaussures alors que l’une n’a aucune usure est une aberration, générée par cette fichue société de consommation. Je vous suggère de la garder. Vous me la vendrez quand la mienne sera trouée.

            - Et si entre temps on me la demande ?

            - J’ai tout à coup une idée. Vous pouvez aussi la vendre pour un lancer de pompe comme jadis un mécontent le fit à l’adresse de Georges Bush, président mal aimé. La campagne électorale pour les présidentielles va débuter, et les meetings se multiplier, c’est le moment de réaliser des affaires.

            L’homme réfléchit, puis un grand sourire, large jusqu’aux oreilles, illumina son visage.

            - Bonne idée, monsieur, je la retiens !

            Et c’est ainsi que sur les marchés du pays, on se mit à vendre des pompes à l’unité, tantôt pour pied gauche, tantôt pour pied droit, car on s’aperçut rapidement que le côté avait une importance considérable dans le choix du client, qui optait immanquablement pour sa propre couleur politique, tout comme la pointure d’ailleurs, proportionnelle à la haine ressentie envers l’orateur. Evidemment les électeurs du centre furent lésés et boudèrent. Le 25, ou la chaussure d’enfant, témoignait somme toute d’une haine assez modérée, un léger désamour en quelque sorte, tandis que le 45 garantissait un dégoût, une aversion, qui s’accompagnaient, en même temps que le lancer, d’injures dignes d’un corps de garde. Les candidats aux élections ne s’y trompaient guère, qui faisaient collecter, sitôt le meeting terminé, les pompes laissées sur les lieux, aux fins d’analyse de l’opinion publique, de baromètre de popularité. Bien sûr, cela nécessitait de consigner le côté, gauche ou droit, la pointure, le nombre, tandis que d’autres avaient noté, pendant les discours, les moments exacts des projections, ainsi que les mots prononcés à ce moment-là, aux fins des mêmes analyses.

            Mounir se fit une fortune confortable avec ce nouveau commerce, d’autant qu’un phénomène se produisit, auquel on n’avait guère pensé, l’imprévision, plaie de nos sociétés dites modernes. En effet, bon nombre d’individus sortaient des meetings énervés et porteurs d’une seule chaussure aux pieds, même sous la pluie, n’ayant pu résister à la jouissance procurée par un lancer de pompe. Ce qui faisait évidemment le bonheur de Mounir, le marchand de chaussures à l’unité.

            On vit dans un monde de fous !    

 

José Herbert